Les Plaideurs Le texte de la Scène 7 Acte 1 de la pièce de Racine: Les Plaideurs
Madame, on n'entre plus. La comtesse. Hé bien! L'ai-je pas dit? Sans mentir, mes valets me font perdre l'esprit. Pour les faire lever c'est en vain que je gronde: il faut que tous les jours j'éveille tout mon monde. Chicanneau. Il faut absolument qu'il se fasse celer. La comtesse. Pour moi, depuis deux jours je ne lui puis parler. Chicanneau. Ma partie est puissante, et j'ai lieu de tout craindre. La comtesse. Après ce qu'on m'a fait, il ne faut plus se plaindre. Chicanneau. Si pourtant j'ai bon droit. La comtesse. Ah! Monsieur, quel arrêt! Chicanneau. Je m'en rapporte à vous. écoutez, s'il vous plaît. La comtesse. Il faut que vous sachiez, monsieur, la perfidie. Chicanneau. Ce n'est rien dans le fond. La Comtesse. Monsieur, que je vous die... Chicanneau. Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà, au travers d'un mien pré certain ânon passa, s'y vautra, non sans faire un notable dommage, dont je formai ma plainte au juge du village. Je fais saisir l'ânon. Un expert est nommé, à deux bottes de foin le dégât estimé. Enfin, au bout d'un an, sentence par laquelle nous sommes renvoyés hors de cour. J'en appelle. Pendant qu'à l'audience on poursuit un arrêt, remarquez bien ceci, madame, s'il vous plaît, notre ami Drolichon, qui n'est pas une bête, obtient pour quelque argent un arrêt sur requête, et je gagne ma cause. à cela que fait-on? Mon chicaneur s'oppose à l'exécution. Autre incident: tandis qu'au procès on travaille, ma partie en mon pré laisse aller sa volaille. Ordonné qu'il sera fait rapport à la cour du foin que peut manger une poule en un jour: le tout joint au procès enfin, et toute chose demeurant en état, on appointe la cause le cinquième ou sixième avril cinquante-six. J'écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis de dits, de contredits, enquêtes, compulsoires, rapports d'experts, transports, trois interlocutoires, griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux. J'obtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux. Quatorze appointements, trente exploits, six instances, six-vingts productions, vingt arrêts de défenses, arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens, estimée environ cinq à six mille francs. Est-ce là faire droit? Est-ce là comme on juge? Après quinze ou vingt ans! Il me reste un refuge: la requête civile est ouverte pour moi, je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je voi, vous plaidez. La Comtesse. Plût à Dieu! Chicanneau. J'y brûlerai mes livres. La Comtesse. Je... Chicanneau. Deux bottes de foin cinq à six mille livres! La Comtesse. Monsieur, tous mes procès alloient être finis; il ne m'en restoit plus que quatre ou cinq petits: l'un contre mon mari, l'autre contre mon père, et contre mes enfants. Ah! Monsieur, la misère! Je ne sais quel biais ils ont imaginé, ni tout ce qu'ils ont fait; mais on leur a donné un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie, on me défend, monsieur, de plaider de ma vie. Chicanneau. De plaider? La Comtesse. De plaider. Chicanneau. Certes, le trait est noir. J'en suis surpris. La Comtesse. Monsieur, j'en suis au désespoir. Chicanneau. Comment, lier les mains aux gens de votre sorte! Mais cette pension, madame, est-elle forte? La Comtesse. Je n'en vivrois, monsieur, que trop honnêtement. Mais vivre sans plaider, est-ce contentement? Chicanneau. Des chicaneurs viendront nous manger jusqu'à l'âme, et nous ne dirons mot! Mais, s'il vous plaît, madame, depuis quand plaidez-vous? La Comtesse. Il ne m'en souvient pas; depuis trente ans, au plus. Chicanneau. Ce n'est pas trop. La Comtesse. Hélas! Chicanneau. Et quel âge avez-vous? Vous avez bon visage. La Comtesse. Hé! Quelque soixante ans. Chicanneau. Comment! C'est le bel âge pour plaider. La Comtesse. Laissez faire, ils ne sont pas au bout: j'y vendrai ma chemise; et je veux rien ou tout. Chicanneau. Madame, écoutez-moi. Voici ce qu'il faut faire. La Comtesse. Oui, monsieur, je vous crois comme mon propre père. Chicanneau. J'irois trouver mon juge. La Comtesse. Oh! Oui, monsieur, j'irai. Chicanneau. Me jeter à ses pieds. La Comtesse. Oui, je m'y jetterai: je l'ai bien résolu. Chicanneau. Mais daignez donc m'entendre. La Comtesse. Oui, vous prenez la chose ainsi qu'il la faut prendre. Chicanneau. Avez-vous dit, madame? La Comtesse. Oui. Chicanneau. J'irois sans façon trouver mon juge. La Comtesse. Hélas! Que ce monsieur est bon! Chicanneau. Si vous parlez toujours, il faut que je me taise. La Comtesse. Ah! Que vous m'obligez! Je ne me sens pas d'aise. Chicanneau. J'irois trouver mon juge, et lui dirois... La Comtesse. Oui. Chicanneau. Voi. Et lui dirois: monsieur... La Comtesse. Oui, monsieur. Chicanneau. Liez-moi... La Comtesse. Monsieur, je ne veux point être liée. Chicanneau. à l'autre! La Comtesse. Je ne la serai point. Chicanneau. Quelle humeur est la vôtre? La Comtesse. Non. Chicanneau. Vous ne savez pas, madame, où je viendrai. La Comtesse. Je plaiderai, monsieur, ou bien je ne pourrai. Chicanneau. Mais... La Comtesse. Mais je ne veux point, monsieur, que l'on me lie. Chicanneau. Enfin, quand une femme en tête a sa folie... La Comtesse. Fou vous-même. Chicanneau. Madame! La Comtesse. Et pourquoi me lier? Chicanneau. Madame... La Comtesse. Voyez-vous? Il se rend familier. Chicanneau. Mais, madame... La Comtesse. Un crasseux, qui n'a que sa chicane, veut donner des avis! Chicanneau. Madame! La Comtesse. Avec son âne! Chicanneau. Vous me poussez. La Comtesse. Bonhomme, allez garder vos foins. Chicanneau. Vous m'excédez. La Comtesse. Le sot! Chicanneau. Que n'ai-je des témoins?
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